Une soirée perdue
Un verre,
Un second,
Peu à peu l’ivresse.
Il imagine le pire. Avec lui le pire n’est jamais loin. Auront-ils cafté ? La musique s’invite dans la pénombre du salon qu’éclairent naïvement les flammes de la cheminée. Elles dansent, virevoltent, semblant suivre innocemment le rythme dicté par les notes, un peu lascives comme une jeune adolescente qui découvre son corps pour la première fois sous les regards troubles des garçons. Le parquet en châtaignier se colore de reflets abricot. Une bougie solitaire, abandonnée sur la table basse, projette les ombres des babioles sur les peintures du salon. On croirait voir Golo cavaler le long des murs, échappé d’une chambre à Combray où on attend le baiser de maman. Dehors les illuminations de Noël scintillent dans la nuit noire. Plus loin on devine la façade de pierres de l’ancien couvent où quelques rideaux tirés masquent l’intimité des drames.
Malgré le sanglot musical, la soirée se déroule muette, implacable. Un verre de vin à nouveau vide, à nouveau rempli. Fuir dans l’ivresse la vie trop lourde et sans charme. Il retourne dans la cuisine réchauffer une galette au fromage qui lui rappelle un dimanche à Carnac. Ils s’étaient retrouvés avec les enfants pour déjeuner à l’ombre des murs épais de la crêperie qui jouxte l’église Saint Cornely, journée ordinaire d’été indien sous le soleil breton. Le souvenir de son corps dénudé qu’épouse un maillot de bain le hante un instant, rapidement effacé par une rasade d’Irouleguy et le morceau de Craig Amstrong qui recommence. Est-ce sa faute à lui s’il voit la vie comme un roman, scénario incrédule où le monde est un film de Claude Sautet ? Il y a un peu de César et Rosalie, des Choses de la Vie dans cet homme là, qui, une fois encore, espère un texto qui ne viendra pas.
Quelques pas. Son ombre se dessine le long de la fenêtre, le regard incertain longe le trottoir d’en face. Que guette-t-il ? A-t-il peur ? Peut-être craint-il le retour de ces enfants rois qui l’ont blessé et meurtri ? Demain il faudra se lever tôt. Affronter sa gueule mal rasée. Demain est un autre jour. Narquois, il termine la lecture d’un papier des Inrocks qui lamine les autofictions. Comme si on pouvait écrire sur autre chose que sur soi-même ! Raus Proust et Chateaubriand. Bye bye Victor Hugo. Depuis 3 jours, il traîne une aphonie chronique. Muet. On croirait Bernardo, le valet du Renard. C’est psychosomatique bien sûr. Dans l’ombre de la bibliothèque, Herbert Von Karayan lui fait de l’œil, lui rappelle une soirée perdue à Berlin avec Alfred Brendel. Tout le monde peut se tromper n’est-ce pas ? Coup de fil de son père, inquiet. Dialogue de sourd et de muet. La vie est facétieuse parfois.
Au loin une soirée s’anime à proximité de la rade. Des amis, des rites, des rires. Il aurait pu en être, insolent et provocateur. Ou tout au contraire charmant et attentionné. Une porte ouverte, il s’efface pour laisser passer sa compagne. Un bouquet de tulipes, une bouteille de vin, un Médoc 2000 : marquer le coup, dans cinq jours c’est Noël. Le message ne viendra pas. Une amarre s’est rompue. Trop de tempêtes, trop de ressac. Cabossé. Le verre qui se vide, la tête aux abois. Son fils s’en est allé rejoindre ses condisciples, élégant comme Céladon. A la main une fleur qui brille, à la bouche un refrain nouveau. Ni Cyrano, ni Nerval. Lui, de sa tour d’ivoire. Triste et désabusé. Poète ? Et, ELLE ? Belle, magnifique, espiègle. Silencieuse. Fille du Scorff et du Blavet.
A La Rochelle, porte de l’horloge , ils se seraient embrassés. Une longue balade les aurait entraînés vers le Gabut. Pressés l’un contre l’autre dans l’hiver naissant. Elle, manteau fushia, bottines espiègles, une robe ceignant ses fesses rebondies. Lui, l’air marin malgré tout, Corto Maltese mi-parisien mi-breton. Que dirait Richelieu ?
Un regard encore par la fenêtre. N’est-ce pas Le Bret assis dans la pénombre ?
« Fais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais tout bas, Dis-moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas ! »
Ce à quoi Roxane répond : « Je n’aimais qu’un seul être et je le perds deux fois ! »
Une larme coule le long de sa joue. L’avenue est déserte, Le Bret s’est éclipsé, Roxane a disparu. Un morne lampadaire éclaire la chaussée, vide depuis que le grand hêtre a disparu, victime de la bêtise des hommes. A l’ouest on passe à table, on rit, on oublie. On oublie la tour de l’Horloge. On oublie Porto, Lisbonne. On oublie même le golfe de Cadix, Genève et les corps enlacés. N’était-ce qu’un rêve ? Une trêve éphémère ? Une simple allée du Luxembourg ? S’était-il à ce point trompé !
Dans les bars des portes restent ouvertes. L’artiste vient qui les pousse, empêchant le vent lointain de s’engouffrer à la suite des pimbêches. On le regarde de haut, on le critique : pour qui se prend-il ? Demain il a rendez-vous avec la vie, avec le destin. Fatum. « Dis, Frédéric, te rappelles-tu de ces mots dans la cuisine de tes parents ? » Tempus fugit ! « Sa science… dans son délire ! » « Le Bret, vas-tu te taire à la fin ?! »
Il espère le mot. Celui qui ferait voler ses doutes en éclats. Parole magique. Sésame. Comme si le verbe avait le pouvoir de faire. Ultime création : aime-moi.
Sortir de sa zone de confort. Tuer la censure dévastatrice. Une chanson nouvelle. Il fredonne. Voix éraillée, sortie des ténèbres, mais voix tout de même. Renaissante. La flamme se fait plus sûre d’elle, petit feu. Comme une chanson irlandaise, lointain souverain du royaume de Dál Riata. Vole petite âme !
D’une pression le sapin s’illumine. L’hymn prend procession des lieux. Beat, cœur, soprane. On croirait la mer qui monte dans l’anse de Stole jetant les annexes usées sur la grève. Au Moulin Vert, les verres s’entrechoquent. Les rires fusent. Aperçoit-on le phare de Pen-Men dont le faisceau peinturlure l’horizon nacré ? Une dernière danse, juste une dernière danse. Une dernière fois sentir son corps contre le sien, gitane, abandonnée. Enfin libre peut-être ? Libre de choisir, libre d’aimer, libre d’écrire. Y croire encore. Rief de violons.
Soudain un sourire ? Bono. Rester. Ne plus bouger. Attendre. Une silhouette. Londres ? Berlin ? Belfast ? Un rire. Oui, ne pas bouger. Rester. Immobile. Elle est là. De l’autre côté de la vitre qui borde le cimetière de Kerentrech. Il la regarde. Altman, The Player. Qu’importe ?
Ultime rasade. La voix de Wendy Stubbs s’envole. Slow. Tout doucement. Ses mains, ses reins. Y croire encore. Ne plus se taire. Ne rien dire. Hurler en silence.