Marina Abramović & Ulay performance MOMA 1980
Chroniques

Toutes les histoires sont des histoires d’amour

Dans le lecteur de CD, un concert à Bologne fait place à Simon et Garfunkel pendant que le thé infuse. On n’échappe pas aux rituels anciens. Dehors il pleut, une pluie fine, froide et humide caractéristique du mois de novembre. Sur le bureau en verre, quelques pages de Christian Bobin, mort récemment. Peut-être une bougie, quelques flammes dans la cheminée qui rappellent celles d’un amour qui vacille dont on ne sait plus si on doit le voir disparaître dans la nuit ou souffler sur les braises qui rougeoient encore. Tout autour le son du silence.

C’est curieux d’écrire, facétieux. On pense à un travail de remise en forme d’idées, de concepts ou d’histoires. Comment imaginer que la fenêtre qui vient de s’ouvrir contient déjà des mots encore transparents ? L’écrivain n’est qu’un passeur, un découvreur, magicien capable de mettre en lumière ce qui existe déjà. Le hasard seul mène sa barque. Parfois on croit tenir un sujet, une vague piste, un prénom, un nom, une chemise blanche, un parfum masculin discret, un smartphone pas très récent. Qui est Clarel Barbe ? Parfois ça réussit, parfois ça rate. 

Pourquoi ne pas se servir du quotidien ? Journal d’un petit commerçant : c’est porteur le quotidien. On pense à Joseph Ponthus. A la ligne. Ou alors Roussel. C’est bien aussi Roussel, mathématique ce qui n’est pas pour me déplaire. Souvent une ébauche nait, se développe, camaïeu chimérique, à partir d’observations vides de sens : le lady grey au goût russe qui a disparu des étals chez Monoprix et me transporte à Berlin Est à la fin des années 80.

Voyage énigmatique dans le temps et l’espace. J’ai oublié le nom de l’enseigne. Je me souviens d’un super marché, dont les produits contrastaient avec nos habitudes de consommateurs de l’Ouest, mais finalement bien achalandé : Berlin c’était la vitrine du soviet triomphant !

J’y suis retourné bien souvent en pensée lors de la rédaction des quelques chapitres du roman que je peine à terminer. J’ai revu l’ombre des VoPos à la gare frontière de Marienborn, certaine brasserie bruyante du Ku’damm, la vue étrange de la plates-forme poussiéreuse et faiblement éclairée des quais fantômes sous Potsdamer Platz, Großer Tiergarten où des vendeurs turcs cuisinaient des döners dans des petits chalets décorés pour Noël tandis qu’un pakistanais, vendeur de marrons à la sauvette, tisonnait le charbon dans un bidon coupé monté sur des roulettes, faisant flotter une fumée vague qui charriait les odeurs entremêlées de châtaignes grillées et de chiche-kebabs.

Me suis-je vu marcher sous la neige, accompagné de chants de Noël, vers la philharmonie, pour assister au concerto pour piano numéro trois de Beethoven suivi de la symphonie  numéro sept de Bruckner ? Assis face au Steinway D-524780 dont le couvercle ouvert refléterait les spectateurs des premiers rangs, j’aurai laissé glisser mon regard vers les gradins disposés dos aux musiciens où se serait assise une jeune femme blonde.

Une musique nouvelle s’invite dans l’appartement désormais plongé dans le noir, qui souhaite un joyeux Noël et une nouvelle année heureuse, farandole stupéfiante où se mêlent Glenn Gould, Judith Epstein, Alfred Brendel, Svetlana et Sören, m’entrainant avec eux, tels ces baladins qui envahissaient notre télévision, quand nous étions enfants, sur le son de « Love is All » chanté par Roger Glover transformé en grenouille.

En réalité, bien que mon esprit traine encore à proximité de la rue Ben Gourion, mon regard se glisse vers l’ouest aux portes du Golfe du Morbihan. Un jardin, une maison. Les volets encore ouverts laissent deviner des verres qui s’entrechoquent, des rires, une femme qui sourit. Elle porte un jean, un vieux pullover blanc en laine, qui rappelle les pulls traditionnels fabriqués sur les iles d’Aran à l’ouest de l’Irlande. Peu de maquillage. Elle a souligné ses yeux verts d’une touche de mascara mauve ou violet. Ne ressemble-t-elle pas ce soir à cette photo prise il y a un an à Noël ? Un peu floue, un éclairage très imparfait, cadrée à l’avenant. On croirait un portrait de la performeuse Marina Abramović à qui elle ressemble parfois.

Les mots se dévoilent peu à peu, noircissent lentement.

2010 à New York au MOMA, l’artiste serbe s’est engagée pendant près de trois mois, huit heures par jour, dans une performance intitulée The Artist Is Present. Assise en silence à une table en bois, elle attendait que des inconnus prennent place sur une chaise laissée vide face à elle pour les regarder dans les  yeux en silence, impassible. Un homme s’avance, la regarde, ajuste sa veste, s’assoit. Cet homme c’est Ulay, son grand amour de jeunesse. Ils ne sont pas revus depuis vingt ans lors de leur séparation sur la grande muraille de chine. Elle le regarde, sourit, baisse un peu les yeux, le regarde à nouveau. Et se met à pleurer.

Mon regarde glisse encore, un peu plus à l’ouest. Une promenade sur la plage, sa silhouette, presque familière, cheminant à mes côtés. Le vent, le gris du ciel vers Belle Ile, une bande d’arbres masquant la rivière de La Trinité. Mes yeux se ferment. Ne rien oublier.

Jacques Brel avait 49 ans quand il est mort. Il disait s’être arrêté de chanter pour avoir le temps d’aimer. Le temps d’aimer, quel joli mot. Le temps des caresses, des regards encore timides, déjà complices. Le temps des promesses et des promenade main dans la main. Le temps des projets. Le temps des nuits sans sommeil, des corps enlacés. Le temps qui nous retient et nous envoie vers les étoiles. Aimer intensément. Au risque de tomber, de se brûler. Au risque de ne plus croire en l’Amour. Être un papillon aveuglé par la lumière. Fou d’amour, n’est-ce pas ? Fou de ce corps, de cette peau, de ces lèvres qui dévorent. Fou de mots qui enivrent de promesses. 

La nuit tombée rappellera son corps absent. J’essaierai de deviner son souffle, le creux de sa hanche, sa poitrine dressée vers mon torse. Au milieu de la nuit, le silence étourdissant des ténèbres me réveillera. Je guetterai incertain sa présence.

Toutes les histoires sont des histoires d’amour.

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