Orléans morne plaine
Saint Nazaire, la rame longe l’immense paquebot en construction amarré dans la darse nord à proximité des chantiers navals, emprunte la nouvelle voie qui contourne la raffinerie, ralentit à un passage à niveau défaillant puis accélère enfin, direction Orléans. Dans le ciel nantais le vol Easy Jet en provenance de Londres s’apprête à atterrir. Mes pensées s’écoulent, brumeuses, comme autant de bulles d’air qui remonteraient à la surface après un naufrage. La nuit a été courte et ponctuée d’insomnies. En bas j’entendais ma mère tousser et gémir. L’incipit de l’Etranger, son visage fatigué ne cessent de me hanter. Je l’ai abandonnée ce matin. Que pouvais-je faire d’autre ?
Un baiser sur son front avant de repartir. Lui dire que je l’aime. « Repose-toi, maman. Je reviens très vite. »
L’immense zone de triage du Blottereau attire mon regard. Voyager au niveau supérieur des voitures offre une vue inédite sur les anciennes gares de la Compagnie des Chemins de Fer de l’Ouest et les paysages, habituellement dissimulés, que longent les rails. Ici une clairière qu’obscurcissent de vieux ormes, là un fragment de centre-ville abritant un hôtel vieillissant, dont les quelques chambres, meublées dans le pur style des années 70, exhalent un parfum mêlé de renfermé et de javel, que jouxte le « café de la gare », établissement laissé dans son jus où viennent se réfugier les anciens et qui suggère Villerville et son Cabaret Normand.
Soudain apparaît la Loire, puissante et majestueuse. Au loin des bribes de soleil éclairent Champtoceaux niché sur la colline. J’imagine la place de l’église pailletée de lumière, la terrasse de l’hôtel Champalud qui accueille les premiers touristes. Dans la vallée, des golfeurs matinaux foulent déjà les greens de l’Ile d’Or. La course se poursuit, immuable, improbable. Le quai de gare de Saint Florent le Vieil, perdu au milieu des champs, rappelle un épisode ancien. Tout s’imbrique, tout s’imprègne. Ultime face sans cesse retournée d’une pièce qui présenterait tour à tour des figures héritées du passé. Au Fresnes, j’aurais rencontré les De Camboulas dont la maison, les pieds dans l’eau, accueillait un immense salon de musique où trônaient un piano à queue et une batterie où, enfant, je m’inspirais de Max Roach ou Art Blakey. Peux-être aurais-je croisé sans le savoir le médecin du village, le père d’Anne que j’avais rencontrée à Angers.
Je me sens meurtri, cabossé. Je pleure sur le passé révolu. L’image de maman encore. Une larme sur ma joue.
La Maine. Il pleut sur Angers. On distingue à peine le château qui émerge du rideau de pluie. A Saint Laud, des immeubles en construction dressent leur carcasse de béton. Un quartier nouveau voit le jour, fantomatique, sorti de nulle part, encore abandonné. Quelques minutes d’arrêt. Le train repart à la rencontre de la Loire.
Une sombre masse orageuse suit le fleuve, noircit les flots. Ses reflets charbonneux prolongent le ciel, l’incrustent dans le courant. Très loin on entend quelques notes de musique. Elles se dérobent, tournoient, comme autant de gouttes de pluie qui viendraient s’abattre en rafale sur le clavier d’ébène. On dirait une mélodie funèbre, échappée d’un temps ancien. Un vieil air, triste et familier. Aria répétée, alpha et oméga, le début et la fin. Ai-je rêvé un dîner d’orage au bord du Tage ?
Depuis hier je ne dis rien mais je sais. Je sais que je suis déjà orphelin. Je sais qu’elle ne lira jamais le foutu roman que je ne parviens pas à finir. Je sais qu’elle est en train de s’éteindre. ELLE, ma mère. Plus jamais je ne prononcerai ces deux mots : « bonjour maman ».
A mesure du voyage, je prends conscience de l’importance des mots, de leur pouvoir singulier, de l’état dans lequel je me trouve quand j’écris. Je suis incapable de survivre longtemps dans le monde réel. J’y joue un rôle, celui de l’homme que j’imagine devoir être. Etais-je sincère et naturel avec elle ou bien endossais-je le costume du fils aîné ? Je connais la réponse. Je la garde pour moi. Ultime secret. Je ne suivais pas forcément ses conseils, mais je l’écoutais, toujours. Déjà je parle d’elle à l’imparfait.
Meung-sur-Loire, il me semble apercevoir Jules Maigret, pipe au bec, canne à pêche à la main, entrer dans un café. Vu l’heure, il commanderait un ballon de muscadet et jetterait quelques coups d’œil à la dérobée vers les joueurs de belote attablés près de la fenêtre. Le patron lui ferait remarquer qu’à la brasserie Dauphine, on ne doit pas servir un vin de cette qualité. « Je l’achète au cousin de mon beau-frère qui exploite un petit hectare de melon en vieilles vignes entre le Cellier et Oudon. » ajouterait-t-il en souriant.
Maigret aussi voyageait en train, il ne conduisait pas. La comparaison s’arrête là.
J’ai posé sur la tablette la montre que maman m’a offerte il y a plus de 34 ans. Je la quitte rarement bien que son mécanisme helvétique laisse dériver le temps de plusieurs minutes chaque mois. Je conserve à l’appartement, dans un tiroir, le coffret vert et le certificat d’authenticité. Le bracelet en acier n’a pas trop vieilli. Je contemple un instant la petite aiguille traçant silencieusement son chemin le long de la couronne qui borde une étendue noire ponctuée de fines lignes fluorescentes qui luisent faiblement dans la nuit.
Bientôt Orléans, terminus. Un aphorisme me revient en tête que j’avais lancé il y a longtemps à une amie partie y vivre à l’issue de ses études : « Orléans morne plaine ».
Il faudra visiter la Cathédrale Sainte Croix, peut-être déjeuner un sandre au beurre blanc à la brasserie le Lutetia avant d’emprunter le pont royal pour s’aventurer vers le sud et le golf de Marcilly où mon fils participe à la finale interrégionale en vue des Championnats de France Junior fin juillet. J’aurais tellement aimé que maman puisse le voir jouer encore une fois. Encore une fois râler de l’inconfort du voyage mais sourire. Sourire à la vie comme elle savait si souvent le faire et oublier de nous dire qu’elle était fière de nous, trahie par son regard. Au neuf, je le regarderai putter, espérant un birdy synonyme de victoire.