L’histoire entre nous n’est pas terminée
J’ai lu hier un joli livre, sur l’amour, sur la mort. Sur l’immanence des sentiments. Il attendait dans la solitude sombre d’un carton que ma bibliothèque soit reconstituée. Sur la première page, une dédicace ancienne. Depuis, des amours sont mortes, d’autres se sont transformées, certaines hésitent encore sur la direction à prendre. Rien n’est définitif, malgré les doutes, malgré la mort.
Je l’avais rangé en même temps que des centaines d’ouvrage, lui réservant un espace particulier sur un rayon au milieu d’autres romans à lire, puis je l’avais oublié. Un concours de circonstances étrange m’a poussé vers lui, comme s’il m’appelait, m’invitait en silence à découvrir un secret. L’histoire entre nous n’est pas terminée, le titre évoquait pour moi la relation entre l’auteure et son père, vieil ami décédé il y a quinze ans. Je faisais erreur. Je pressens pourtant que le souvenir de ce deuil aura joué un rôle dans sa rédaction, figure invisible et inconsciente.
D’autres disparitions ont ponctué l’année qui s’achève. Décès survenus brusquement, sans mise en garde, sans laisser le temps de s’y préparer comme un orage qui prend au dépourvu le cours d’une soirée d’été. On regarde incrédule la pluie en bourrasque qui trempe tout sur son passage alors que le jour subitement s’éteint laissant place à la nuit noire. On se précipite, on range en hâte la table du dîner. Les assiettes, les verres, les couverts sont jetés dans l’évier. Dehors des coussins mouillés s’envolent dans le jardin.
Une fois la tempête passée, on regarde sidéré le lit inoccupé, la chaise vide, la place laissée vacante, les chaussures en bas d’une étagère dont on ne sait que faire, un pull rose offert et jamais porté, les photographies jaunies dans le tiroir d’un secrétaire. Il avait fallu improviser, le corps enlevé, les décisions trop rapides, les funérailles ratées.
L’histoire entre nous n’est pas terminée. On a encore des comptes à régler ma mère et moi. Elle me parlait rarement de ce que j’écrivais. Je crois pourtant qu’elle en était fière. Cinq mois ont passé depuis son départ, la tristesse et le chagrin restent présents. Je n’étais pas prêt à la voir disparaître. Pas comme ça, pas si vite, sans avoir eu le temps de la rassurer sur mon sort, sur l’avenir que j’étais en train de tracer.
Sa soudaine absence marque cependant une renaissance, la prise de conscience que la douleur persistante serait un mal inévitable pour mûrir. Peut-être pour me permettre d’achever le manuscrit des Variations que je traîne à la fois comme un boulet et une ligne d’horizon, rocher que je pousse devant moi dans l’espoir vain d’une reconnaissance qui n’arrivera pas puisque celle dont j’attendais l’approbation n’est plus là pour le faire ?
Il faut imaginer Sisyphe heureux. Il faut imaginer que le décès de ma mère participe d’un processus plus global qui m’apporte lentement la maturité nécessaire à la composition d’un roman qui n’est encore qu’un amas de sensations fugaces et de pages écrites trop tôt nécessitant d’être remaniées.
Le manuscrit sommeille. Depuis deux ans, je me contente de relire et d’annoter tel ou tel chapitre, m’interrogeant sur leur qualité et la nécessité de continuer. Je doute du processus littéraire mis en place, de cette écriture solitaire et orgueilleuse qui pense pouvoir s’affranchir du jugement des lecteurs. Une simple intuition ne suffit pas à faire un bon livre. La sublimité ne se brade pas. Elle suppose un engagement, une rigueur, de la modestie et probablement d’oser braver l’avis de liseurs éclairés dans un dialogue incessant entre l’auteur et ses doubles.
La trame narrative choisie, parallèle d’une œuvre musicale connue, dicte par anticipation le nombre de chapitres, le nombre de mots, les dimensions « physiques » du livre qui répond à un cadre imposé. Bien loin d’être un carcan, les contraintes décidées déterminent une sorte de fil d’Ariane au récit, le guide, le limite, l’entraîne dans une fugue qui se sait offrande musicale.
S’embarquer dans l’écriture c’est vivre en quelque sorte une histoire d’amour, dont on ne connait pas l’issue, ponctuée de craintes, d’hésitations, d’incertitudes, de pauses. Comment reprendre après une rupture où une forme de pudeur empêche de poursuivre la partition ? On aimerait que le texte nous rappelle à lui comme l’amante disparue nous parle à nouveau, nous presse de persévérer. L’enjeu est considérable, rite de passage, la possibilité d’être publié, obtenir un statut nouveau, devenir écrivain, poète, être heureux enfin.
La tentation parfois est grande de la table rase. Effacer, repartir à zéro, tout oublier. Devant l’apparente impossibilité d’achever ce qui a été commencé, abdiquer et renoncer, puis se mettre à rebâtir.
Ultime choix, relire ce qui a déjà été écrit. Jauger de sa valeur, de l’importance qu’on lui accorde. S’éloigner si nécessaire, à nouveau rompre avec l’œuvre pour prendre la totale mesure de ce qui a été écrit. Laisser le récit reprendre, l’histoire revenir à soi, persister, fort de l’expérience des années passées. Comme dans tout jeu de séduction, il faut accepter les règles.
Certes c’est un premier roman. La première fois n’excuse toutefois ni les maladresses, ni les erreurs. Elle invite au contraire à davantage de détermination, de persévérance, de soucis du détail et d’humilité. Elle oblige à trouver son propre chemin dans le processus créatif, à inventer des pratiques inédites, à réenchanter le travail d’écriture pour parer aux lacunes du néophyte.
Mon séjour noëlien en Andalousie doit me permettre de renouer, d’éloigner la crainte de l’échec et des déceptions. Le calme de l’appartement, la lumière qui le baignent sont propices à la lecture, à l’écriture. Cette après-midi, allongé sur une chilienne, je faisais face au soleil qui bientôt disparaissait derrière les collines qui plongent dans le Guadiana. Je me figurais ma mère assise au même endroit, les yeux fermés, le visage tendu en quête de la chaleur solaire. Je lui aurais lu ce qui a déjà été écrit. Un bruissement de feuille me sortit de ma torpeur, je croyais entendre une faible voix murmurer, chuchoter presque, qu’il faut continuer, que la peur tue l’esprit. L’histoire entre nous n’est pas terminée.
Merci, cher Jean François, de ta lecture qui a su deviner mon essai de transformer, par l’écriture, certaines absences douloureuses…et les relier à mon expérience de mère.
Et merci de ton billet sensible et juste : je te souhaite d’arriver au bout de ce roman. Meme imparfait – mais peut il être parfait ?- il existera et tu en seras fier sûrement. Joyeux Noel amigo !