Plage bretonne
Chroniques

Ergs bretons

L’aéroport de Faro disparaissait dans des nuées vaporeuses alors que l’avion obliquait vers le nord. On distinguait à peine les terres brûlées lusitaniennes. A l’ouest une barre nuageuse tirait un rideau opaque sur l’Atlantique. Je rentrais d’un court séjour dans le sud de l’Andalousie où j’avais retrouvé à l’aube de l’été les plages blondes qui voyaient claquer les vagues sur le sable apportant fraîcheur et invitation à la baignade tandis que s’étirait une ligne infinie de parasols multicolores, berlingots disséminés le long de la côte depuis le fleuve.

Les corps enfin libérés, offraient à mon regard stupéfait une exposition iconoclaste et incertaine de tatouages dont la taille et les motifs ne semblaient obéir à aucune logique d’âge, de genre ou d’origine sociale. Des salamandres monochromes, des courbes abstraites Maoris côtoyaient des dessins multicolores. Tous s’animaient au grè des mouvements des hommes et des femmes qui les exposaient : plongeons dans la mer, promenades sur la grève, jeux divers. Exhibition insouciante que je ne cessais de regarder, à la fois amusé et gêné. Les codes ont changé. Comme l’évoquait Michel Schneider dans Big Mother : « Le démarquage passait autrefois par le vêtement, qui signifiait l’appartenance de sexe et de classe, mais la fin des uniformes et le brouillage des codes vestimentaires conduisent non pas à une absence de différences signifiantes et de marques symboliques mais à un marquage plus archaïque. » Les tatoués – je ne saurais me résoudre à utiliser l’écriture inclusive qui marque elle aussi un besoin de rompre avec le passé qu’elle reproduit de manière différente – espèrent la liberté assignant leur corps à une hystérie narcissique qui masque mal leur désir inconscient et ambigu de communautarisme.

Plus haut sur la dune, les chiringuitos déroulaient leur tapis de bois vers l’océan, espérant attraper les vacanciers alléchés par la promesse de poissons grillés, de côtes de bœuf au goût fumé ou de télines aillées tout juste pêchées à quelques mètres du rivage.

Le contraste avec les journées d’hiver était saisissant. Je retrouvais toutefois le charme andalou qui m’avait retenu quelques semaines il y a un an lors d’une cavale heureuse que j’aurais souhaitée éternelle. J’avais retrouvé l’appartement endormi laissé seul dans l’obscurité depuis quelques semaines, surpris de la fraîcheur qui y régnait malgré la chaleur estivale. Les volets à peines ouverts dévoilaient le panorama familier du golf, de la lagune, des collines lointaines déversant leurs isthmes de maisons blanches vers le port et le canal. J’avais plaisir à prendre de nouveau possession des lieux, à retrouver mes marques pour quelques jours.

On avait déjeuné à Tavira. Une daurade à la plancha accompagnée d’une salade composée face à la rivière Gilão suivi de l’inévitable café dont je ne retrouve le goût nulle part ailleurs. Restaurant choisi parce qu’il ne ressemblait pas à un boui-boui pour touristes et qu’un anglais attablé semblait y avoir ses habitudes engloutissant entrée, plat et dessert à coup de rasades de Chardonnay frais. Le hasard fait parfois bien les choses. Nous profitions amusés de notre bonne fortune avant de retourner à la voiture, courte perambulation dans les ruelles surchauffées, longeant les murs blanchâtres en quête d’ombre et de fraîcheur. L’Espagne n’était plus très loin, bientôt nous nous enivrerions de soleil, de sangria, de jambon Bellota.

J’avais pensé profiter de ce séjour pour me remettre à écrire, espérant trouver enfin le déclic qui me permettrait d’avancer sur le manuscrit que j’espérais avoir terminé à l’automne. Avais-je à ce point oublié ce que peuvent être des vacances à deux quand rien n’a plus d’importance que les longues marches maritimes au bord de l’eau, le désir du corps de l’autre, les projets d’excursions dès l’aube alors que le jour se lève à peine et que la clameur sourde des flots fait place aux premiers chants des oiseaux qui habitent la réserve naturelle ? Seuls les moments passés dans la piscine offraient à mon esprit le répit nécessaire pour penser aux circonvolutions nouvelles que pourrait prendre l’intrigue. Je pressentais que le récit manquait de consistance, de cohérence. Conséquence d’un travail erratique qui voyait se succéder des périodes d’écriture intense et des phases de pages blanches où je n’étais satisfait de rien, insatisfait de tout. Je prétextais la parution prochaine des « chroniques d’une épidémie » pour me consacrer à la réécriture de certaines d’entres elles. Le temps manquait, je ne pouvais tout faire.

Fallait-il voir ainsi disparaître mon vieux rêve de m’adonner totalement à l’écriture, partageant ma vie entre les frontières de l’Algarve et un voilier qui me verrait naviguer plus au nord de l’Europe quand les températures et le tourisme rendraient invivable le sud de l’Espagne ? Ce nouveau séjour marquait-il l’impossibilité d’écrire quand je résidais là-bas ? Devais-je me résoudre à envisager une existence plus austère, à abandonner mes fantasmes ibériques et nautiques ? Ou bien était-ce juste la solitude qui me faisait défaut ? Les terres bretonnes seraient-elle plus propices à mon activité littéraire ?

Peut-être faut-il que je referme la parenthèse ouverte en mars 2020 qui me conduit chaque matin à me pencher sur les données de l’épidémie ? Elle occupe de moins en moins mon esprit à mesure que les courbes de décès tendent vers une valeurs moyenne qui est celle de la létalité de la grippe saisonnière. Peut-être le point final aux chroniques consacrées au covid et leur publication en octobre me libérera de cette méditation quotidienne et me permettra de retrouver les chemins de la production romanesque ?

La canicule espagnole m’a finalement rejoint dans le sud de la Bretagne. De nouvelles perspectives s’offrent à moi alors que je continue d’observer le corps social allongé sur la plage songeant à la publication récente du UN consacré à Bourdieu. Les mêmes tatouages narguent le soleil. Les mêmes parasols colorent les ergs armoricains entre rochers, cailloux, panicauts maritimes, lis de mer et giroflées. Partout la même clameur sourd qui envahit anses et criques, chants de pèlerins que les mois de juillet août rappellent face aux îles. Les regards se perdent à l’horizon. Bientôt l’approche du crépuscule invitera aux rites nocturnes mélanges d’alcools, de rires et de premières amours. Enfin silence et fraîcheur s’empareront des rives délaissées. Courte accalmie ponctuée par le coup de corne du premier bateau à destination de Port-Tudy. Ici la malle de Groix sert de chant du coq.

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