Chronique de l’antépénultième
Il y a des mots. Ceux qu’on garde pour soi, qu’on imagine dès l’aurore en ouvrant les yeux, poétiques, doux, qui décriraient un fin drap blanc recouvrant un corps nu et hâlé. On pourrait les noter, les écrire à la va-vite sur une feuille qui traîne, un calepin noir, par peur de l’oubli. Écrire le vent du nord qui bruisse par la fenêtre ouverte, qui donne sur une petite terrasse, et vient caresser en rafales les âmes endormies. Décrire cet antépénultième matin, semblable aux autres et si différent pourtant, porteur d’espoirs, de doutes et de certitudes sinistres.
Et puis il y a les autres. Les mots qu’on essaie de faire vivre, ou revivre, au cours de ces journées andalouses où le temps passe tellement vite qu’on se perd. Des trames nouvelles s’immiscent, viennent bousculer le cours du récit, fortes d’idées nouvelles. Des fils invisibles, irisés dès les premiers rayons du soleil, relient les imaginaires, les ancrent dans le réel dont ils se servent pour construire une histoire nouvelle, invitant à poursuivre. Pour la première fois depuis que j’ai entamé l’écriture des Variations, je ressens l’impérieuse nécessité d’en connaître la suite et d’y porter un point final.
Les années ont passé depuis ce premier jour d’automne où j’ai décidé de reprendre l’écriture de ce projet ancien et perdu depuis 20 ans. Des premiers chapitres, abandonnés dans un disque dur disparu, il ne restait qu’une idée vague, une intrigue floue et quelques phrases inscrites dans la mémoire. Aurais-je pensé en rédigeant les premières notes de l’Aria qu’il faudrait autant de temps pour accoucher d’un livre qu’aujourd’hui encore je ne suis pas certain de terminer ?
Bien souvent, quand je me promène dans des librairies, je regarde les ouvrages posés en pile, j’en soulève certains que je caresse distraitement, comme j’aimerais caresser l’épaule endormie qui se soulève lentement au gré des soupirs. J’aime particulièrement la texture du papier des éditions de la Nouvelle Revue Française, le titre rouge, élégant, posé au milieu de la page, le nom de l’auteur qui s’étale en capitales. Je possède chez moi quelques exemplaires bénis de cette édition sobre, presque sévère, où se déclinent les tomes de La Recherche, le journal de Valery Larbaud, Le Naufragé de Thomas Bernhard. Seul Julien Gracq marque sa différence, comme naguère il le fit en refusant le Goncourt, porté par la merveilleuse maison d’édition fondée par José Corti. Le Rivage, le Balcon en forêt, la Forme d’une ville, etc… Tous portent la marque du coupe papier, témoins silencieux d’une époque révolue où Corti proposait des livres non massicotés.
Un soir je me promenais le long des Champs Elysées, j’entrai au Virgin Megastore encore ouvert malgré l’heure tardive pour y acheter un nouvelle exemplaire du Rivage des Syrtes, j’avais offert le mien à une amie. Une vendeuse du rayon littérature m’aborda, s’enquit de ma demande et alla me chercher le titre demandé. En me l’apportant, essayant distraitement de le feuilleter, peut-être par habitude, elle s’aperçut que certaines pages n’avaient pas été découpées, s’excusa en balbutiant presque qu’elle allait me chercher un autre exemplaire. Je souris. Ce n’était pas nécessaire.
Comme de coutume, j’ai installé mon bureau éphémère sur la table de jardin noir qui transforme le balcon, attenant au salon, en une salle à manger d’été. On y dîne certains soirs, goûtant la fraîcheur qui s’installe au fur et à mesure que le soleil décline vers les collines du Portugal voisines. La brise du nord dépose des gouttes d’eau poudrées provenant des jets qui arrosent le fairway du dix-sept. Au loin une rangée de cyprès, j’en compte plus d’une vingtaine qui forment une sorte de petit bois ombragé, masque Ayamonte dont je ne distingue que les immeubles qui s’étalent vers le sud et les stades de football. Le café tiède, presque froid, possède ce goût amer des derniers jours. J’imagine contempler, une ultime fois, l’immense affiche, à proximité du pont qui enjambe le canal, qui invite à revenir.
Deux semaines, trois chroniques, trois chapitres. Le rythme me convient, s’accorde aux journées allitérées, me permet d’envisager enfin la cadence nécessaire. Déjà l’idée, du retour prochain en Bretagne, se conjugue avec la nécessité de poser mes bagages, quelques jours, quelques semaines, dans un endroit où je pourrai continuer sans me retourner, mortelle rétrospection qui me retient telle une attache inflexible aux figures disparues du passé. Où que j’aille, des ombres connues se superposent à la mienne, murmurant, me tiennent éveillé au milieu de la nuit quand la lune s’endort et laisse l’immense spectre noir envahir la chambre où je me tiens allongé guettant chaque bruit.
Lentement le bleu du ciel drape le paysage qui s’étire depuis les rives du fleuve jusqu’aux immenses plages qui bordent l’Atlantique et le Golfe de Cadix. Hier, nous avons découvert la presqu’île de Cacela, semblable un peu à celle de Gâvres à l’est de Lorient, qu’on rejoint à pied à marée basse ou bien en bateau depuis Fábrica, où le sable, mêlé de coquillages, nargue les rouleaux de l’océan. Niché sur le haut de la falaise, le petit village composé de maisons blanches et bleues, s’abrite derrière les remparts du fort Cavaleiros de Santiago qui évoquent les fortifications imaginées par Vauban un siècle plus tôt. Dans le cimetière marin, hélas fermé quand nous sommes remontés par le sentier qui débouche de la lagune, les tombes muettes, empilées sur quatre niveaux, invitent à la méditation, à la prise de conscience de la fugacité de la vie, rappellent les vers sans cesse répétés de Paul Valéry.
J’écarte les souvenirs et le sentiment âpre que je crois reconnaître. Nul ne me dira où aller. La carte des possibles se dresse, invitant à la réflexion. Ils sont trop nombreux, arbitraires, il faudrait trancher et décider, ou bien au contraire se laisser entraîner, tentant seulement de ne pas sombrer, détournant l’indésirable, se convaincre, malgré tout, d’avoir réalisé les bons choix face au destin littéraire qui m’appelle et auquel je dois désormais faire face.