Chroniques

Cette nuit la liberté

Février en Bretagne. La pluie fine a pris ses quartiers d’hiver, mouille les boiseries des façades, jette une ombre triste sur les chemins et les ruelles. Le soleil, masqué par un plafond gris, a pris des congés. Il est allé rejoindre les retraités chanceux qui passent quelques semaines, quelques mois sous des latitudes plus clémentes. Une émigration récente, les jettent par milliers vers les plages chaudes de la Guadeloupe, les souks marocains, pour les plus chanceux les lagons tahitiens. Quelques heures suffisent pour s’enfuir des rivages de l’Armorique et profiter d’un climat qui efface la bobologie chronique des tamalous. Oubliées les douleurs articulaires, ignorée la dépression saisonnière, terminés les maux divers qui grèvent le quotidien.

Cette année, je n’ai pas la chance de m’eclipser plusieurs semaines entre Espagne et Portugal. Un pèlerinage différent s’offre à moi, composé de courtes éclaircies, qui apporte du sens à ma vie. Comme pour l’écriture, j’aborde chaque rendez-vous avec une idée vague de ce qui va être dit. Chaque chapitre n’en reste pas moins la suite du précédent. Combien en faudra-t-il pour clore le roman ? À quel moment sait-on que le dernier au revoir est en réalité un adieu ?

L’image de ma mère surgit inopinément. Je compte sur mes doigts : 7 mois. Le souvenir de notre dernier «tête-à-tête » reste ancré dans ma mémoire. Pour la première fois peut-être, j’y songe sans larme, sans boule au ventre avec seulement la conscience austère de la mélancolie, semblable à la tristesse que provoque instantanément l’écoute des premières notes de l’adagio pour cordes de Barber. Elle est allongée, encore vivante, sur son lit de mort et de souffrance. J’ai pris le petit déjeuner avec Papa, pas tout à fait silencieux. Je me suis approché d’elle. Je ne sais pas si elle peut m’entendre. Dernier au revoir que je sais être un adieu à jamais. Son visage vieilli par le mal inconnu qui la ronge. Nous ne saurons jamais de quoi elle est morte. Je ne veux pas le savoir. J’ai un train à 10h.

La consultation possède son rituel, le trajet en transport en commun d’une vingtaine de minutes qui me permet d’écrire sur mon téléphone, la marche incertaine entre les arbres qui jouxtent la route, l’horaire établi me faisant arriver en avance. S’y ajoute certains matins, un poème de Valery qui s’invite au souvenir, parce que quelques pins s’élancent au milieu des chênes.

Nul vent, nul prémice inquiétant de la moindre tempête. Dans la salle d’attente, seul, j’attends mon tour. La porte s’ouvre, un sourire. La parole se libère, mystérieuse. Elle touche au cœur, elle touche à l’âme.

Dans le bus qui me ramène, je songe à ces épisodes qui se refusent à moi. Un mécanisme facétieux s’évertue à retenir la page qui se ferme, rouvrant le livre sempiternellement au même endroit, m’obligeant à revivre indéfiniment des événements qui se ressemblent.

D’autres horizons m’appellent cependant, d’autres villes, d’autres mélodies. Des voyages aussi. L’île Maurice, pourquoi pas, avec une étape dans cette Afrique lointaine que je ne connais pas. Sur les traces de David Livingstone, découvrir les chutes Victoria. Dans mon carnet Moleskine, noter comme un inventaire à la Prevert, sans Charlie cette fois, les noms qui me viennent en tête. Hobart, Florence, Stavanger. Rêver la Patagonie. Oser envisager pour de vrai un tour d’Europe à la voile.

Les jours s’enfuient, immuables. Mélodies tristes sous un ciel voilé qui voudrait témoigner de l’approche du printemps. La lumière plus intense baigne davantage les actes diurnes. Certaines nuits, le chant des oiseaux me réveille. Ils semblent anticiper la promesse de l’aube, comme si la noirceur encore présente était éphémère. Une lente énergie se diffuse, imprègne les journées. Peu à peu s’éloignent les pensées sombres et le ressentiment.

Devant le bar de l’hôtel de ville j’ai retrouvé une amie. Elle ne savait pas que je vivais ici. Un café, un verre, un dîner. Nous évoquons nos souvenirs, surpris de nous retrouver attablés l’un en face de l’autre, un peu étrangers malgré tout. Nous nous sommes reconnus pourtant. Je la laisse parler. Cet hiver, j’ai appris à écouter.

Au loin une cloche sonne l’heure. La vue par la fenêtre, le camélia en fleurs rappelent les prémices de la Covid, un dernier voyage en Algarve, un ultime séjour annulé en Auvergne. L’océan venait mourir sur la plage à Quarteira. Quatre ans déjà.

La musique s’invite, longe le parquet en bois clair, heurte murs et plafonds avant de s’enfuir, très vite rattrapée par les notes suivantes. Une mélodie suave a envahi l’appartement, où se mêlent une lointaine mélopée chantée par un cœur de garçons et le rythme puissant d’une basse qui raisonne dans toute la maison. Elle masque à peine le babil incessant de l’enfant roi.

A mesure que le jour se meurt, la marée gagne les parties basses de la ville où des sacs de sable s’opposent aux lames montantes. On craint pour les réserves stockées dans les caves. L’onde silencieuse recouvre les trottoirs, inemoyenement, sous le halo pâle des réverbères qui donne à la cité ancienne des allures de bourgade moyenâgeuse où on ne serait pas étonné de voir apparaître quelques chevaliers cuirassés. Une lueur jaunâtre décolore les enduits qui composent les façades fraîchement repeintes, afflue vers les toits et les cheminées, forme une coupole céleste qui domine la ville et la recouvre. N’est-ce pas le dôme d’une prison, qui ne dit pas son nom, ceinte de portes, de tourelles et de remparts qui enferment depuis deux mille ans ?

Un sortilège improbable pourrait s’être emparé du destin, répétant un scénario perpétuel et dressant tout autour une cellule invisible dont on ne peut se libérer. La clé est le verbe. Mécanique, qui se déroule de séance en séance, et vient peu à peu à bout des fermoirs les plus complexes. Les verrous sautent, pensées négatives, émotions refoulées, traumatismes, conflits. Affranchi, délivré enfin, quitter le bastion fou qui empêche de s’épanouir.

Il faudra à nouveau prendre date.

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