11 Septembre
21 ans ont passé. Je sais exactement où j’étais ce jour là, ce que je faisais. L’agence web que j’avais créée quelques années auparavant, louait des locaux à deux pas de la place Graslin et de l’Opéra. Mon quartier depuis longtemps, depuis mes premières années d’étude en classes préparatoires scientifiques au lycée Eugène Livet puis à la Faculté des sciences et à l’Ecole Centrale. J’habitais un appartement qui occupait une partie du troisième étage d’un immeuble ancien situé rue de la Contrescarpe, espace atypique partagé entre un immense salon parquété d’inspiration haussmannienne, une minuscule chambre monacale et une cuisine séparée du couloir par une verrière aux montants peints en noir. Au rez-de-chaussée un café, depuis disparu, l’Aiglon, clin d’œil à la boutique Aigle situé juste à côté, rythmait mes journée de cafés en apéros. Le midi je déjeunais le plus souvent au Café des Comptoirs. Plat du jour, croque ou salade. Le prénom du propriétaire m’échappe. J’ai appris qu’il s’était séparé de son épouse avec laquelle il travaillait. L’établissement a changé de main depuis longtemps.
Je gérais seul les projets qui m’étaient confiés, parfois en collaboration avec un ou plusieurs « indépendants ». Nous avions formé un groupe d’hommes et de femmes, à cette époque cela existait encore, les ravages de la théorie du genre ne devait se faire sentir que beaucoup plus tard, réunissant l’ensemble des compétences des arts graphiques : le réseau PAO. Nous communiquions essentiellement via une liste de diffusion qui permettait de joindre quasi instantanément tous les membres par e-mail.
Je revois la petite pièce qui me servait de bureau, accolée à la rue Athénas qui jouxte le muséum d’histoire naturelle de Nantes. Un soleil de fin d’été pailletait à travers les fenêtres vieillissantes glissant jusqu’à mon bureau vitré où trônait un ordinateur transparent en forme de cube et l’écran plat qui l’accompagnait. Le son habituel d’un courriel du réseau. Quelque chose d’insensé se passait à New York. Un avion fou venait de percuter la tour nord du World Trade Center. J’avais 30 ans, un siècle nouveau commençait. Nous ne nous doutions pas que les victimes des attentats justifieraient l’avénement d’une société de contrôle dont la gestion de la crise covid ne représente que les prémisses.
Un autre drame s’est noué un 11 septembre, 28 ans plus tôt. Les Etats Unis, par le biais de la CIA, aidaient à renverser dans un bain de sang le gouvernement de l’Unité Populaire de Salvador Allende au Chili installant le général Pinochet au pouvoir et ouvrant la voie à la mise en œuvre de la politique néo-libérale des « Chicago boys ». Le Chili a nourri la réthorique économique néo-libérale : les réformes « douloureuses » fonctionneraient, le Général serait le sauveur de l’économie chilienne qu’Allende poussait vers le communisme. Les mythes ont la vie dure. A Santiago, le romantisme est mort une seconde fois d’une rafale de mitraillette enterrant définitivement les vieux rêves d’un Corto Maltese au profit d’une société matérialiste et consumériste prête à pactiser avec le diable pour assoir son confort économique. Qu’importe la liberté tant qu’on peut continuer à consommer ! Qu’importe la liberté puisqu’on n’a rien à se reprocher. On se souvient de ce poème attribué à Martin Niemöller : « Je n’ai rien dit ».
Quand ils sont venus chercher les communistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas catholique.
Puis ils sont venus me chercher,
Et il ne restait plus personne pour protester.
Les brèches ouvertes les 11 septembre nous entrainent vers un maelström délétère. Les digues cèdent les unes après les autres dans un silence oppressant. Où sont les clercs, les intellectuels, les artistes ? Une chape de plomb s’est abattue sur l’Occident. Il est interdit de penser, interdit de critiquer, interdit d’émettre une opinion qui ne soit pas celle de la doxa officielle. Covid, Ukraine, écologie, énergie, réchauffement climatique : les chiens de gardes sont à leur poste. Quiconque tente de faire entendre une voix discordante est automatiquement ostracisé. Toussaint, Toubiana, Raoult, Péronne hier. Ségolène Royal aujourd’hui. Complotistes sinon rien. Le bébé avec l’eau du bain. La contre-pensée n’est pas d’avantage tolérante. Elle ne supporte pas la remise en question du dogme. Nous assistons médusés à un renouveau religieux sans précédent. D’autres dieux voient le jour. Moloch Baal des temps modernes prêts à tout sacrifier sur l’autel du profit et de la sécurité.
Quel espoir reste-t-il ? Celui d’avoir eu raison ? Maigre consolation, notre peine est immense. Nous savons. Nous savons la folie liberticide comme nous savons le ras de marée totalitaire qui submergea l’Amérique latine tout au long du XXème siècle. Partout la même émotion, la répression, les arrestations, les incarcérations, la torture, la clandestinité. Nous pensions que l’Europe nous protégerait, nous avions tord. La tyrannie néolibérale s’est emparée sournoisement du monde libre anéantissant le rêve popperien de société ouverte reposant sur la rationalité et l’esprit critique.
Le mécanisme est connu : celui des externalités négatives, c’est à dire tout ce qui cause un préjudice à la société. La limite au delà de laquelle la liberté des uns affecte la liberté des autres n’est pas fixée à priori. Dans le cadre des externalités négatives, la limite sera définie de manière tellement étroite qu’il ne reste de facto plus de marge de manœuvre pour la libre organisation de sa vie : confinement, vaccin obligatoire, pass sanitaire, pass carbone, contrôle de la consommation énergétique, etc. Les nouveaux ennemis de la société ouverte, alimentent les peurs – maladies, guerres, catastrophes climatiques – avec le renforts d’une élites de pseudo experts et le concours sans défaillance des médias. La propagande est bien rodée : on sait depuis Edward Bernays comment manipuler les masses.
Le 11 septembre il est de bon ton de se sentir américain un peu comme dans le discours de Kennedy à Berlin en juin 1963. Ça ne mange pas de pain. Pardon, je préfère me sentir un peu chilien. Ce pays que je regarde de loin, qui accueille des amis, qui m’accompagne quand je lis Neruda ou Sepulveda, qui éveille mes rêves. Neruda n’aura pas survécu longtemps au 11 septembre, il meurt douze jours après le coup d’état. Sepulveda aura plus de chance, échappant de peu à la peine capitale. Deux vies, deux lumières dans l’obscurité et la nuit noire.