En voyageant, en écrivant

On a 20 ans

On a 20 ans, la vie insouciante. Sous un ciel noir d’étoiles, le vent s’engouffre dans les cheveux mouillés, salés encore des bains successifs dans les lames qui se brisent tandis que le bruit troublant, mêlé d’odeurs sylvestres, de la forêt qu’on traverse, accompagne la descente à bicyclette. A la lisière des bois, luit un brasero qui éclaire les corps bronzés que la chaleur dénude. Les verres s’entrechoquent, les rires fusent.

À la gare, le train pour Orléans ravive une douleur ancienne, croisière endeuillée le long de la Loire à la recherche d’un temps qu’on croyait perdu. Sur le quai, des jeunes femmes aux yeux verts offrent leur silhouette hâlée aux rayons du soleil qui déclinent, tatouées, cambrées et radieuses. Un train passe au ralenti, fantôme. Des herbes folles hantent les voies, s’épandent sur les traverses, gonflées de sève et de chaleur. Déjà il faut repartir : le voyage initié ne s’arrêtera pas. Il y aura des pauses, des haltes, des arrêts imprévus mais le mouvement, lui, quasi perpétuel, se poursuit, se nourrit de ses propres aventures, rêveries immenses qui mènent, au bout d’un long trajet ferroviaire, aux rives de l’Atlantique près du petit port de Lomener.

Le vent du matin, cristallise les vagues qui échouent sur la petite plage qui s’étend depuis le port vers le plateau de Kerpape. Au Moulin Vert, des vacanciers matinaux profitent de la terrasse presque vide, une tasse de thé à la main, assis face à la mer au murmure incertain. Plus haut, le vol NewYork – Rome, qu’on entend à travers les nuages qui ponctuent le ciel bleu, a du retard. Tout le monde dort. Une paire de chaussures, abandonnées en bas de l’escalier qui monte vers les chambres et le salon d’hiver, raconte une histoire qu’il faudra deviner, éclaircir, peut-être, si la parole se libère. Il est tôt. Le silence rassurant de la nuit fait place au bourdonnement des camions de livraison et des premières voitures, qui partent au marché voisin de Ploemeur. 


Le café, refroidi dans la porcelaine bleue, rappelle les Greks de l’Ile de Groix voisine. On croyait voir, tout à l’heure, la pointe des chats se dessiner dans le prolongement de la petite tour qui marque l’entrée de la digue. On apercevait la plage des sables rouges, les voiliers qui quittaient Port Tudy. La première malle s’éloignait vers Port Louis. Elle embouquera bientôt le chenal qui mène à la rade avant d’accoster à la gare maritime. Déjà les voyageurs patientent, espérant l’ouverture de la buvette pour boire un bica face à l’Espérance.

Un long dimanche peint d’air marin, un dimanche anniversaire où elle n’est plus là pour me titiller. Cela fait la deuxième fois, et elle me manque. Je repense aux mots qu’écrivait Romain Gary à propos de sa mère, la promesse de l’aube qu’il a su, si justement, reconnaître et décrire. Pour la première fois, je réussis à penser à elle, à écrire ma douleur, sans que ne jaillissent des larmes invincibles (on a bien le droit de mentir un peu quand on est écrivain). Seul sur la petite terrasse, qui donne sur le chemin de Port Fontaine, je songe à la place de la Lagune, à cet autre moi-même, qui continue la route en pensées, se projette poète, rêveur, bretteur, navigateur.

J’ai dîné, avant hier, avec des connaissances d’humeur vagabonde. Ils partaient pour un trip irlandais. La Baule – Cherbourg via Nantes, Le Mans et Caen, puis le ferry pour Rosslare en doublant Land’s End – on reconnait bien là le pragmatisme britannique dont l’écho avec le Pen Ar Bed breton m’apparait tardivement – avant d’affronter le clapot éternel du bord vers l’Irlande. En bons écologistes, ils envisageaient de se déplacer en bus ou en train plutôt que de louer une voiture pour découvrir le Kerry ou le Connemara.

Le bruissement familier de la lame, qui éclatait contre l’étrave au sortir d’une nuit celtique, hante ma mémoire. J’ai 16 ans, l’aurore dévoile la plateforme métallique qui annonce la terre voisine. Le reste de l’équipage profite de la chaleur des bannettes. J’envoie le spinnaker. Le pavillon irlandais flotte sous les barres de flèches. Old Head apparaît à la jumelle. Je redoute le moment où il faudra partager l’arrivée matinale vers les côtes Irlandaises. Je suis un peu Tabarly, un peu Gerbault, un peu Moitessier, libre de rêver.

Un message reçu hier, envoyé par une vieille amie, évoquait les lettres que je lui envoyais adolescent – nous étions un peu amoureux – que lui rappellent mes chroniques. Plus de trente années ont passé avant que l’envie d’écrire, désir en vérité impérieux comme un rendez-vous auquel on ne saurait se soustraire, n’impose son rythme et dicte le nouveau cap à suivre. J’écarte – du moins j’essaie – le regret et l’amertume qui me gagnent, me poussent à jeter un regard désabusé sur ma vie et mes choix. Il est trop tard. Trop tard pour que je me reproche de ne pas avoir embrassé plus tôt une carrière littéraire. Vaine mélancolie : mon écriture puise sa force dans les années passées. Elle hérite d’une trame romanesque qui est la matière même de mon existence, de ma manière singulière d’habiter le monde, expérience nécessaire pour révéler l’auteur capable de donner vie aux paysages qu’il croise, aux personnes qu’il rencontre. Chaque instant devient propice à la création. Des détails quotidiens surgissent des romances nouvelles où on peine à démêler le vrai du faux tant il s’imbrique aux inventions de l’esprit. Les souvenirs même, victimes de la mémoire, trahissent la réalité qu’ils croient défendre.

L’ombre portée par la lune d’une statue immobile, s’allonge sur le mur blanc d’une maison depuis longtemps disparue. Un rêve disparaît, un autre lui succède. Qu’importe qu’il soit utopique. Plus tard, on est allongé sur le sable, des images défilent devant les yeux clos, inédites, qui s’enfuient dès qu’on essaie de les mémoriser. La vie devant soi, pleine d’espoirs encore. On a tant à vivre. On a 20 ans.

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