En voyageant, en écrivant

Apostrophes

Un scrutin raté, une demi-finale ratée. Gueule de bois. Et malgré tout, le soleil, le vent qui bruisse entre les palmes, le souvenir lointain d’un corps qu’on étreint. Trop plein de pensées, de souvenirs. Ici aussi les ombres ont la vie dure.

Hier j’ai terminé un chapitre. Je désespère de finir. Mettre un point final, passer à la relecture, trouver un éditeur ou pas. Tout cela a pris trop de temps. C’était nécessaire sans doute, inévitable.

Ce matin, j’ai relu quelques notes écrites au printemps, chronique ébauchée lors du décès de Bernard Pivot.

J’ai acheté un cahier à petits carreaux de 96 pages, rouge parce que cela porte chance comme la petite poupée offerte par maman, mezouzah de laine, que j’accrochais à l’entrée de mon domicile après chaque déménagement. Dans le salon l’andante du concerto numéro 21 de Mozart, interprété par Rudolf Serkin, que je sifflais enfant. Bernard Pivot aurait aimé mourir en l’écoutant, rêveur, assis dans un fauteuil. Musique qui aurait révélé à ses yeux, pas même étonnés, les paysages sublimes de l’au-delà. Il avait raison d’écrire qu’il faut considérer le temps qui nous reste comme un usufruit dont il faut jouir sans modération.



Le cahier rouge servira pour dresser une énième « bucket list » où se mélangeront pêle-mêle mes désirs de voyages vers Stockholm, New York ou Auckland, mes rêves d’écriture et de Goncourt, mes envies de découvertes et de navigation à la voile, mes espoirs de changements et d’ailleurs. Je noterai tout y compris mes peur et mes angoisses. Croiser la colonie d’orques de Gibraltar, écouter sur mon téléphone les messages vocaux que ma mère a laissé quelques semaines avant de partir.

Quand surgit l’adagio du concerto numéro 23, une ultime pensée pour le vieil homme aux cheveux blanchis qui trouvait ça chiant de vieillir. Oui c’est chiant, surtout passé cinquante ans. « Après cinquante 50, quand le matin on n’a pas mal quelque part c’est qu’on est mort ». Aphorisme sans appel entendu dans un téléphérique presque vide un hiver au Lioran.

Pivot est mort donc, il se faisait plus discret, presque inaudible. J’étais passé à côté de quelques unes de ces prises de positions imbéciles sur le Covid.

Voilà la raison pour laquelle le texte était resté en suspens. Le Covid encore, le Covid toujours, pire qu’une soirée d’élection, pire qu’un match de foot perdu : machine à fracasser le réel, les rêves et les souvenirs. Les années Covid marquent une rupture inévitable, une prise de conscience, qui n’est certes pas unanime, des rouages effrayants du monde que nous habitons.

Exemple récent avec l’appel à faire barrage au Rassemblement National, par l’ancien candidat socialiste à l’élection présidentielle, Benoît Amont qui rappelait, dans une vidéo postée sur ses réseaux sociaux, les dangers de l’extrême droite et ce qu’elle pourrait faire une fois arrivée au pouvoir : contrôle des fonctionnaires et notamment ceux qui composent police et armée, remise en question de l’état de droit, mise au pas des contre-pouvoirs (syndicats, associations) pour qu’il n’y ait qu’une seule vérité servie par des médias aux mains de riches industriels, destruction de l’école et formatage idéologique de la jeunesse, appareil d’état mis au service des plus riches, présentation de certaines minorités comme boucs émissaires. Présentation détaillée de la France de Macron en somme ! Doit-on rappeler les mesures discriminatoires contre les non-vaccinés que le président avait « très envie d’emmerder » ? Le maintien de l’ordre à la française et ses dérives (gilets jaunes, supporters anglais gazés au stade de France, etc…) ? Les attaques contre l’association Anticor, qui lutte contre la corruption et la fraude fiscale, et la ligue des droits de l’homme ? Le rôle des médias dans la sinistre farce à laquelle nous assistons depuis sept ans ?

Mes enfin Pivot ! Pivot, oui Pivot qui avait choisi d’écrire un texte sur le vaccin et ses effets secondaires supposés. Extrait :

« Les scientifiques n’ont pas encore trouvé les vaccins contre le complotisme, contre la dérision, contre la haine, contre la connerie. […] Vous feriez-vous vacciner contre la mort ? », il n’y aurait pas non plus 100% de « oui », parce que certains répondraient « non » à cause des supposés effets secondaires du vaccin contre la mort. »


A la question de Augustin Trapenard, « qu’est-ce qui vous fait peur vous ? », Pivot répond simplement, « la mort ». Réponse éclairante. Thanatos à l’œuvre. C’est la clé, souvent oubliée.

Dans la librairie voisine, elle se trouve à une centaine de mètres de mon appartement, j’avais acheté le modèle exact de carnet que j’espérais. Je m’étais attardé, avant les caisses, devant les présentoirs qui accueillaient les dernières nouveautés littéraires. L’examen rapide des livres proposés indiquait que mon premier roman devrait compter 121 pages soit 17 de moins que ce que j’avais prévu. Magie des statistiques : statistiquement j’ai terminé mon livre !

Le travail d’écriture nécessite une mécanique infaillible, une régularité qui me manque, moi qui suis terrifié par les habitudes et la répétition du quotidien.

Le réveil de mon roman abandonné m’a conduit à explorer de nouvelles pistes, de nouvelles méthodes de création littéraire. Aucune ne m’a permis de saisir, en latin j’aurais écris intellego, les mécanismes qui conduisent à produire un texte, quel qu’il soit. Si je tente de définir plus exactement ce qui advient, le mot jaillissement me vient à l’esprit. Immédiatement je considère que le terme est trop fort, trop violent. Il faudrait le modérer pour décrire précisément cette irruption spontanée qui s’apparente davantage à des strates successives, qui affleurent peu à peu le champ de la conscience, plutôt que l’apparition soudaine d’une formulation construite, articulée, pour ainsi dire figée.

Certain jour le jet s’arrête, le doute me reprend, remet en question la qualité de l’écriture, la trame romanesque. Malgré le travail quotidien, malgré l’avancé rassurante du récit, malgré les retours positifs et encourageants des personnes auxquelles j’ai fait lire les premiers chapitres, je sens bien que certains passages manquent de fluidité, que je paye cher d’écrire en dilettante. Je suis trop critique vis à vis de nombreux auteurs à succès pour accepter la médiocrité. Être héritier, un peu, de Gracq, de Jünger, ou rien !

La voix, jadis familière, du « grand prêtre de l’émission Apostrophes » s’est éteinte, emportant avec elle le monde d’avant, où nous étions encore jeunes, découvrant un dimanche soir les facéties de Yves Montand donnant la réplique à De Funès. « Monseignor il est l’or, il est l’or de se réveiller ». Pivot parlait de la « mauvaise pente » pour désigner la vieillesse. Elle nous entraine vers l’inéluctable, inexorablement.

Il faut écrire encore car le temps presse, le mien, celui des autres, celui de ceux que j’aime. Dimanche cela faisait un an que maman est morte. Hier j’ai eu une pensée que j’avais envie de partager avec elle. Je me suis dit qu’il fallait que je l’appelle. L’habitude de maman vivante a encore la vie dure.

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