Chroniques

Une saison en enfer

Une vague de froid s’était abattue sur l’Europe. Partout les mêmes images de paysages blancs. Il avait neigé à Saint-Malo sur la plage où nous nous étions promenés une dernière fois.

Je retrouvais une vie cadencée au rythme de l’habitude. Certaines nuits me transportaient d’un univers à l’autre. Je tentais par saut successif de me rapprocher de celui où je menais l’existence que j’aurais choisie. Le matin, je traversais la ville endormie en direction du port, croisant des groupes d’adolescents ou de jeunes adultes tous identiques, uniformisés. Ma courte promenade m’entraînait le plus souvent dans l’arrière salle du café l’Océan où je rejoignais les éternels habitués que je saluais d’un mot ou deux avant de me réfugier derrière l’écran de mon ordinateur portable pour écrire.

J’étais résolu à terminer enfin mon roman, réécrivant certains chapitres, inventant les autres. Je travaillais en mode séquentiel et linéaire. Finir : tel était le credo. Quelquefois, mon attention était accaparée par des clients installés trop près de moi, créant une interruption dans le processus de création que je reprenais sitôt qu’ils avaient levé le camp. Outre la reprise de mon livre, j’essayais de me contraindre à produire des chroniques de manière régulière, lien principal que j’entretenais avec les réseaux sociaux depuis ma diète numérique de fin d’année. Je n’hésitais plus à l’heure du déjeuner à regagner l’appartement de l’avenue Victor Hugo où je continuais l’aventure de l’écriture sur téléphone en écoutant Johnny Cash ou Craig Amstrong, satisfait de ce mode de production qui accouchait de textes différents donnant davantage de voix à mon inconscient et ma créativité. Le nombre de mots saisis durant les laps de temps que je leur consacrais assis dans le canapé, l’esprit partagé entre la musique qui envahissait le salon et le clavier minuscule de l’iPhone, m’impressionnait. J’avais acquis une technique rapide pour estimer la longueur produite qui se révélait suffisamment fiable pour que je sache à dix ou vingt mots près quelle était la longueur de l’écrit qui se déroulait peu à peu sous mes yeux, à la fois acteur et spectateur d’un processus littéraire inédit, qui m’entraînait vers d’autres possibles et contrastait avec les contraintes imposées par l’écriture du roman. Je retrouvais une liberté salvatrice et bienveillante qui me libérait et m’aidait non seulement à écrire davantage mais également à comprendre ce qui comptait réellement pour moi et quelles étaient les personnes dont j’avais envie de me sentir entouré.

Je dormais mieux même s’il arrivait encore que le sommeil fuît au milieu de la nuit, souvent étonné des rêves que je faisais et dont je me souvenais avec une acuité particulière. Le voyage s’invitait. Le 12 janvier, un périple inattendu m’entraînait de Paris en Auvergne, d’abord en train puis en autocar et en voiture, je changeais de mode de transport chaque fois que je me rendormais, à la recherche d’une ville dénommée Saul dont le nom s’affichait sur le billet que je tenais en main, commune inconnue qui se trouve en réalité en Guyane. Je traversais une agglomération que je ne reconnaissais pas qui aurait pu être Clermont Ferrand mais qui ne l’était pas, anxieux à l’idée que peut-être j’avais raté Saul. Je n’osais pour autant pas demander au chauffeur ou aux autres passagers qui m’entouraient si nous avions dépassé ma destination ou de me prévenir une fois arrivés.

Les premiers chapitres des Variations étaient enfin terminés. Suffisamment pour que je puisse les faire lire. J’obéissais à l’instinct qui me suggérait sans cesse de simplifier et de ne pas hésiter à biffer les paragraphes inutiles. Je lisais, relisais, corrigeais en quête de cohérence et de poésie. J’avais conscience que le même souci du bien qui s’était emparée de mon récent travail de chroniqueur, donnerait les mêmes résultats à condition de ne pas accepter la facilité et la compromission. La peur de manquer de mots, qui me conduisait parfois à des remplissages inutiles, devait être combattue sans relâche. Je réussissais à travailler le soir alors que j’ai longtemps cru que cela m’était impossible, que seul le travail au lever du jour était propice à la créativité. Je créais à dessin une ambiance hygge, mélange rassurant de bougies, d’éclairage tamisé, de feu dans la cheminée, qui m’enveloppait d’une douceur protectrice. Je sentais que je me prenais au jeu, peu à peu je ressemblais au statut dont je rêvais, peu à peu je devenais écrivain.

Que restera-t-il de ces journées voyageuses quand l’oubli aura terminé d’en effacer le souvenir ? Des livres, des chroniques, le souvenir imprécis des corps des femmes de passage, la musique, sans cesse répétée, rassurante et fidèle, un pèlerinage, une saison.

J’avais cherché en vain un ouvrage de Pierre Rey dans lequel il raconte sa psychanalyse avec Lacan, qui doit m’attendre encore dans un carton égaré en compagnie d’une belle édition des Chants de Maldoror qui manque également à l’appel. Leur place restait inoccupée au sein de la bibliothèque que j’avais finalement reconstruite face la fenêtre qui donne sur le balcon des voisins qui occupent l’appartement situé au deuxième étage de l’immeuble mitoyen en rénovation depuis plus d’un an.

Lentement les coups pris en 2023 cicatrisaient laissant des bleus au cœur et à l’âme qui me laissaient parfois silencieux, le regard vide comme quand on contemple l’horizon depuis le pont supérieur d’un cargo en route vers Panama. J’avais accepté que la destination serait sans retour et que je devrais abandonner en chemin beaucoup de ce que j’avais connu depuis deux ans. J’étais décidé à laisser faire le destin sans m’entêter. L’égoïsme, le retour vers soi sont finalement indispensables et essentiels. Certain soir son silence me brûlait. La boule au ventre se rappelait à mon bon souvenir et faisait écho à l’envie de vomir qui m’habitait encore certains matins. J’aurais aimé m’enfuir, courir à la gare, sauter dans le premier train et ne jamais revenir. J’aurais aimé troquer mon identité. Abandonner tout ce que j’avais au profit d’une peau neuve et vierge. J’aurais voulu tout oublier, me réveiller à l’aube en été, ébloui par le soleil à travers les persiennes, écouter le souffle apaisé d’une amoureuse que j’aime et qui m’aime.  Ne pas la reconnaître tout de suite. Regarder sans pudeur ses cheveux posés sur ses épaules nues.

J’évitais de penser aux amis qui ne donnaient pas de nouvelles, n’en prenaient pas non plus. Trop loin, trop occupés à gérer leur propre vie. Pourtant est-ce l’idée que je me fais de l’amitié ? Ils ne pouvaient pas ne pas savoir que je traversais depuis plusieurs mois une période douloureuse. Quelques mots convenus au moment du décès de ma mère et puis le silence à nouveau. La distance n’explique pas tout, ne justifie rien.

Il y avait tant de chose à faire, tant de problèmes à résoudre encore. La tâche semblait immense, immense et ardue. Je me rassurais en songeant qu’au même moment, six cavaliers de l’apocalypse défiaient les océans dans un long run de 40 000 kilomètres. J’avais longtemps envisagé moi aussi de retourner sur la mer, de goûter la solitude des quarts de nuit. Je ne savais plus très bien si ce vieux rêve se réaliserait un jour ou si c’était uniquement une chimère que j’entretenais comme un désir d’immortalité. Car après tout, écrire dans l’espoir d’accéder à la postérité, n’est-ce pas faire un pied de nez à la mort ?

Une nuit sans lune j’espérais inquiet un message qui ne venait pas écoutant la voix triste de Françoise Hardy. La façade sombre du bâtiment que je devinais à travers les fenêtres du salon, me rappelait la silhouette du Sofitel que je comparais  à un paquebot au mouillage tirant sur sa chaîne. J’avais pris le temps, il y a un an, lors d’un week-end éclair à Lisbonne de remonter l’avenue de la Liberté pour me confronter à certaines descriptions de mon roman. Même je m’étais aventuré rue de la Saudade lors d’une visite de l’Alfama au cours de laquelle nous avions abandonné le projet de visiter le château Saint Georges. Les files  d’attente nous repoussaient, nous invitant à profiter de ces journées où nous étions encore un joli couple heureux d’être heureux et de se promener sans but en se tenant par la main. J’ai ressenti longtemps une intense nostalgie à repenser à ces journées passées avec elle. Elles font partie de moi, elles m’ont construit comme les nombreux chocs ressentis depuis un an, deuils polymorphes qui ont accéléré la traversée vers le rivage espéré.

Le soleil printanier glisse sur l’eau. Au loin Belle-Ile attend la malle qui vient de quitter le port. Un vent nouveau souffle de l’ouest, encore frais , qui rappelle l’hiver pas si lointain. Je ne sais rien de plus. Les possibles s’emmêlent, hésitent. On croirait le chat de Schrödinger déjà mort et encore vivant. Ma vie est une réalité quantique où tout s’efface et tout se crée en même temps. Je ressens la houle, le roulis, la vague en poudre qui atteint mon visage. Mais je ne distingue rien autour de moi. Il faudrait s’endormir, rêver encore pour terminer le voyage. Alors seulement les promesses deviendront réalité. Je pourrai ouvrir les yeux, prendre conscience de mes forces, de mes faiblesses, de mon existence et de celle de ceux qui en font partie désormais.

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