Christian Bobin est mort
Une gare, un aéroport. J’extirperai mon ordinateur portable du vieux sac que je traîne partout où je me déplace : le voyage est propice à l’écriture. Je m’attellerai à la rédaction d’une chronique nouvelle. Lentement, très lentement. J’envie la célérité d’un Simenon, la régularité d’un Frédéric Dard. Rarement j’ai une idée précise de ce qui va être couché sur la feuille blanche. Les mots et les idées s’enchaînent, affluent peu à peu à l’orée de mon esprit, comme autant de vagues qui viennent mourir sur le rivage, lécher le sable une dernière fois, disparaître enfin dans un nuage d’écume blanche. On serait encore en été. Je ressentirai la chaleur estivale malgré l’heure tardive qui annoncerait les apéritifs animés sur les plages et les terrasses où le spritz concurrence la mauresque. Les filles y sont belles, bronzées, enjouées. Partout les mêmes éclats de rire, on blague, on se raconte sa journée.
Je relirai ces dernières lignes : où vont ces mots ? Dieu seul le sait.
Mon ordinateur regorge de textes courts, laissés lettres mortes.
Fin novembre, je méditais sur l’automne, bientôt glacial.
« Ce matin le froid continue de vider la ville et je n’attends personne. On se retrouve plus nombreux cachés à l’abris des cafés à commander un allongé ou un thé. On se réchauffe, on se prépare à l’hiver qui vient. Quelques notes éparses noircissent le carnet posé sur la table du bar restaurant où je suis venu me réfugier : « Christian Bobin est mort », « Ecrire c’est respirer ». »
Christian Bobin mort, un miracle s’est éteint. Miracle des mots mis bout à bout, dansant, chantant, comme une respiration éternelle. Le poète s’est tu, la poésie demeure.
Lire Christian Bobin, c’est saisir la vanité de vouloir écrire à son tour. Percevoir que chaque mot, chaque phrase, s’inscrivent dans une trajectoire invisible, spirale infinie, née peut-être à la fin du IX ème siècle dans les Flandres avec le Cantilène de sainte Eulalie, rupture, point singulier qui précède et projette l’immense courant qui relie Chrétien de Troyes à Dumas, Villon à Eluard, Marot à Julien Gracq.
On aimerait que la voix de Christian Bobin se substitue à celle de Jean Hyppolite évoquée par Michel Foucault lors de sa leçon inaugurale au collège de France et rappelle la nécessité vitale de continuer. Continuer à écrire, continuer à romancer, s’inscrire dans l’immuable mouvement qu’on hésite à rejoindre. Ecrire c’est respirer. On peut reporter le rendez-vous mais pas l’annuler.
Au printemps Bobin aurait eu 72 ans. Avril 1951, avril 1971, vingt années séparent notre naissance. Faut-il y voir un signe, un avertissement ? Le temps est compté. Un jour on referme le livre. Je saisis la leçon. Elle est triple. Ne pas avoir peur d’écrire, ne pas avoir peur des ombres qui précèdent, créer sans relâche avant que ne sèche l’encre du stylo et que l’encrier ne soit vide. Noter chaque idée, jauger ce qui mérite d’être lu, prendre garde aux perspectives quelconques et ordinaires.
Une autre voix s’est éteinte dernièrement. Une voix dont j’aurais aimé qu’elle me dise plus souvent qu’il fallait continuer. Elle me le disait à sa manière, qui n’était probablement pas la meilleure. Que pensait-elle réellement de ma vie, de mes choix ? De mes abandons, de mes petites lâchetés aussi ?
Je ferme les yeux un instant. Pourquoi songé-je immédiatement à l’invite de sa boîte vocale ? J’ai essayé d’appeler, la ligne est coupée. Elle avait sa manière bien à elle de laisser un message sur mon répondeur. Combien de temps encore vais-je entendre la voix de ma mère ? J’essaie de me remémorer d’autres voix depuis longtemps disparues. Pour certaines, le souvenir est ténu. D’autres restent bien vivantes dans ma mémoire.
Cela fera trois semaines dimanche qu’elle est partie. Son ombre continue de planer sur nos vies. Je me réveille la nuit, je pense à elle, à ce que nous avons vécu ensemble, à ce qui nous restait encore à vivre. Repartir en Scandinavie, elle rêvait d’un voyage à bord de l’express côtier. Nous y avions loué un voilier avant le Covid. Je peine à croire que c’était il y a quatre ans.
Hier il s’est passé un drôle de truc. Un goéland est entré dans la boutique où je travaille. Je l’ai chassé mais il est revenu comme s’il tenait absolument à visiter le magasin, à observer ce qu’il s’y passait en habitué des lieux. J’ai immédiatement pensé que l’esprit de maman l’habitait mais il était trop âgé pour une histoire de réincarnation. « Ma mère réincarnée en Goéland ? Faut pas déconner ! »
Avec le temps l’ombre se fera moins visible comme celles que projètent des nuages diaphanes qui peinent à retenir les rayons du soleil. Il suffira pourtant d’un mot, d’une image pour que jaillisse soudain son visage. Conversation téléphonique inopportunément écoutée, silhouette familière aperçue de loin dans la rue. Ressentirai-je éternellement ce pincement au cœur croyant apercevoir ma mère ?
Christian Bobin : « Elle est éternelle, ma mère. Je sais bien que la mort entrera un jour dans son corps et que l’âme en sortira pour ne pas manquer d’air, pour continuer de battre la campagne ailleurs, autrement. ».
J’aurais aimé que maman me lise plus souvent. J’aurais aimé pouvoir échanger, brièvement, avec elle à propos de mes projets, à propos de la difficulté de prendre le temps nécessaire pour terminer ce qui a été commencé. Le temps a passé et elle n’est plus là pour écouter. Un profond sentiment de culpabilité m’habite : j’ai trop pris mon temps. Pourtant je continue de lui parler. Le goéland est un signe : où qu’elle soit, elle m’entend et saura me conseiller.
Dans la maison, papa a posé un portrait d’elle, au milieu du salon, sur la table bretonne héritée de Saint Cast. A côté un bouquet de lys encore en boutons. Elle aimait les fleurs, les lys en particulier. Tant qu’elle le pût, elle entretenait le jardin. Les fenêtres grandes ouvertes chantaient des airs d’opéra. Elle jardinait en compagnie de Verdi, Mozart ou Bizet. Depuis son départ, les herbes folles reprennent peu à peu possession des espaces verts, la mousse a recouvert le gazon. Elle n’aura jamais fait construire la petite cabane qu’elle imaginait à proximité du ruisseau où, enfants, nous nassions des anguilles.
Aurais-je imaginé début mai, quand j’évoquais la camarde, qu’elle rôdait déjà ? Tout a été si vite.
Quelques lignes de Bobin encore : « Les écrivains qui savent d’avance ce que sera leur livre ne sont pas des écrivains mais des créatures de Dieu atteintes par la folie du raisonnable, du sérieux, du devoir à rendre. Je n’ai pas de devoir à rendre. ». Rassurant.