Genève
L’Airbus A320 file au dessus d’une mer de nuages qui font penser à des meringues géantes flottant dans le ciel, métaphore dont je me demande ce qu’en aurait pensée un ancien professeur de français de lycée qui répétait sans cesse que le premier écrivain à avoir comparé la mer à de l’huile était un génie, le second un imbécile ? En littérature, à l’inverse de l’amour, être le premier tout est là. S’essayer à un roman qui interdit la lettre « e », inventer un genre nouveau, suivre la trame d’une œuvre musicale, autant d’intuitions que l’auteur espère novatrices.
L’exigence d’originalité est-elle pour autant nécessaire à la création artistique ? La crainte du cliché, du plagia accidentel ne constitue-t-elle pas une entrave à l’écriture ? Je songe avec effroi à l’immensité de la production littéraire passée, qu’ai-je à apporter ? Y’a-t-il encore une trace à inscrire sur le chemin alors que d’autres, illustres, nous y ont précédé ? On songe à la leçon inaugurale de Michel Foucault au Collège de France évoquant la voix de Jean Hyppolite, dont il reprenait la « Chaire d’histoire de la pensée philosophique », il aurait aimé qu’elle murmure derrière lui « qu’il faut continuer, qu’il faut dire des mots tant qu’il y en a ».
Continuer donc. Mots après mots. Persister à écrire, biffer, raturer. Lentement trouver un style. Lire, relire. Prolonger le voyage, transformer les souvenirs, les faire revivre. Le lecteur ferme les yeux : tout est à sa place. L’avion boucle autour du lac. A droite les Alpes. Le Mont Blanc brille dans le soleil. A gauche le Jura. Plus bas les navires à roues à aube entraînent leur cortèges de voyageurs vers Hermance ou Yvoire. On imagine le roulement régulier des bielles, le son particulier de la machine à vapeur. A l’étage quelques privilégiés dégustent des Spritzs, des demis de bières à la pression, installés dans des chiliennes qui narguent la lumière éclatante.
A quel moment me suis-je souvenu d’un entretien accordé par Albert Cohen évoquant le souvenir de son arrivée à Genève en 1914 ? L’auteur de « Belle du seigneur » y évoquait son poly-patriotisme et son attachement au civisme helvétique. Le «heimat » se dilue-t-il dans des cultures trop diverses ? Ou bien voit-on émerger une identité nouvelle forgée de nos origines multiples ?
Quels souvenance ai-je de Genève ? Un hôtel au bord du Léman en allant vers Lausanne ? Un latté gare de Cornavin en attendant une correspondance pour Sierre ? Le restaurant de l’hôtel les Armures où nous dégustions des saucisses de veau accompagnées de rösti ? 4 jours en mai, en dehors du temps. Les images se mêlent aux réminiscences des amours de Solal et d’Ariane d’Auble provoquant une envie soudaine de faire revivre le passé. Un dîner aux Armures ? Leur site indique que les réservations sont impossibles : le restaurant est complet. La photographie en noir et blanc qui illustre la page, attire mon attention. On y voit quelques ouvrages publiés chez NRF avec en fond des tables dressées. Parmi eux, un livre de Hervé Guibert, clin d’œil du hasard qui jète sur ma page blanche les noms des deux amis, Foucault – Guibert, faisant renaître Muzil, lui donnant vie, figure littéraire répétée telle la statue du Commandeur invitant Don Juan à souper. Hypallage fortuit qui me laisse perplexe face aux desseins du hasard et de la nécessité.
Dois-je lire un signe dans cette anamnèse genevoise qui m’entraîne tel un pendule vers les années défuntes ? Oscillations qui rappellent celles du lac dont la limnologie intrigue : il existe un phénomène de marées sur le Léman. On peut admirer au musée d’histoire des sciences le limnimètre enregistreur fixe de Plantamour qui permit au naturaliste vaudois François-Alphonse Forel de décrire le phénomène et de démontrer qu’il peut survenir dans n’importe quel autre lac. Devenir le reflet de l’onde qui vacille, se promener d’une rive à l’autre entre les Pâquis et la vieille ville. Près de la Cathédrale Saint Pierre, déambuler sans but. Se perdre au milieu des places ombragées. Hésiter à acheter quelques volumes anciens d’Henry de Monfreid. Dans une galerie fermée, admirer à la hâte un Picasso et un Chagall. Rejoindre le Jardin Anglais qui accueille le village du Marathon. Sous un chêne déjeuner d’un byriani au légume avant de rejoindre le Président Wilson qui invite à la baignade entouré de naïades russes. Tout est posé, à sa place, parfait.
La nuit tombée sur les bains des Pâquis drape la ville d’un voile sépulcral et inquiétant d’où émerge le jet que le vent du soir transforme en rideau de pluie. Je regarde amusé une jeunesse cosmopolite qui semble se jouer des oiseaux de mauvais augure profitant insouciante de la fraicheur du crépuscule, un verre à la main, écoutant une guitare flamenco dont les accords se perdent vers les flots. Partout les rires fusent. Des lèvres se joignent. Des corps dansent. Le long des bassins cérulés nous marchons incrédules, étrangers au spectacle.
Déjà il faudra repartir. Abandonner les heures helvétiques. Sentir sourdre une mélancolie qui n’aura de cesse de faire lentement disparaitre les traces d’un bonheur éphémère, comme les langues de vagues qui effacent les dessins sur le sable. Je marcherai, seul à nouveau. Seul au milieu de la foule, seul au milieu des allées, seul sans but ni projet. L’odeur de l’ondé sur l’asphalte provoquera un trouble mystérieux qui verra renaître le corps d’une femme oubliée. Alors peut-être révérai-je le pont de la Machine, le quai des Bergues, les salons en marqueterie du Four Seasons, les Mouettes traversant la rade vers Port Noir, les rues du Rhône et de Rive qui bordent un gigantesque centre commercial à ciel ouvert ? Peut-être me réveillerai-je à nouveau dans des draps froissés où flottera l’odeur d’un parfum suave et discret dont le nom évoque les jours heureux ? D’autres avions ? Des nuages encore ? Le charme discret d’une ruelle inconnue, un mojito bu face à l’océan, l’odeur d’une daurade grillée, un sourire, une main qui me frôle ? L’appel du large et des voyages. Partir et renaître. Peut-être même rire ? Être heureux enfin. Enfin oser vivre.