Chroniques

Anamnèse andalouse

Le vent en rafales a fait place à une pluie diluvienne sur le Golfe de Cadix noircissant l’horizon. Partout les mêmes nuages sombres colorent le ciel de taches fuligineuses qui se répètent poussées par les bourrasques d’ouest encore présentes. Une tasse de café posée sur la table de bois blond qui imite le frêne, entouré par une musique de Bach et Vivaldi lancinante et céleste, je porte mon regard au loin à travers les vitres de la véranda, loin très loins au delà des sommets de Ayamonte, d’Andalousie et d’Espagne vers cette Bretagne perdue qui m’appelle. J’entends le chant des korrigans et des elfes, esprits des forêts de Brocéliande, la complainte mélancolique des ondines qui courent les bois et les bruyères armoricaines entrainée par les torrents, les lacs et les rivières. Quelle est cette celte clameur qui sourd autour de moi, m’invite à repartir et rejoindre ces terres et ces côtes bretonnes, amies fidèles et sûres qui m’attendent, landes tourbeuses des fonds de vallée, sylve verte mythique et primitive, falaises marines, caps, sables dorés léchés par la mer ?

D’où vient cette tristesse soudaine, cette peur du voyage, cette appréhension à repartir ? Suis-je gagné par le charme des journées andalouses qui m’offrent une liberté que me refuse l’hiver français ?

Lundi dernier sur la plage nous avons déjeuné au soleil ! Seuls, ou quasi seuls, au milieu des dunes qui dominent l’océan et accueillent des chiringuitos où l’on sert à la bonne franquette des tellines sautées à l’ail et des poissons grillés. Plaisirs simples et retrouvés, parenthèse heureuse où la saveur de la bière, umami oublié, rappelle les jours anciens et le plaisir de la première gorgée accoudé au zinc des bistrots. Vendredi, c’est un restaurant tout proche, dont la terrasse s’allonge sur le trottoir que borde le canal, raccourci entre le fleuve et le Rio Carreras qui s’enfonce dans la lagune et permet aux pêcheurs de rejoindre Isla Christina, qui nous accueillait : la Rana.

Nous y étions venus en décembre déjà, un dimanche soir peu après Noël alors que le gouverneur de la province autorisait encore les commerces à rester ouverts après 18 heures, et avions dégusté qui une daurade, qui un bar, accompagnés de patatas fritas et d’une salade de tomates qui fait le succès de la maison. Soirée particulière, puisque la patronne avait accepté de nous accueillir alors que son établissement était fermé. En sortant nous eûmes la surprise de croiser un cheval efflanqué broutant à quelques mètres. Plus loin des embarcations évitaient au mouillage indiquant le changement de marée. Le courant charrie alors vers le Guardania les immondices absurdes accumulés par les touristes, souillures multicolores, déchets plastique, canettes, mégots, sacs ou emballages.

Le retour se fit en longeant la roubine qu’éclairait la lune à peine levée jetant une lumière diffuse sur le chemin. Nous marchions en silence écoutant l’écho de nos pas sur la pierraille. A quoi pensions-nous ? Evoquerons-nous ces instants volés quand le mur de nos souvenances s’élèvera telle une forteresse autour de nos mémoires ? J’ai en tête le retour vers l’un de ces lieux de ma jeunesse, road-trip irlandais dans les Montagnes du Kerry. Je tenais à revenir à Oyster Bed que je croyais ancré comme une balise sûre et connue sur la carte de mes souvenirs, la rivière de Sneem, la route étroite et sinueuse qu’emprunta mon frère se faisant prendre en auto-stop pour arriver avant nous alors que nous remontions la rivière en annexe, le petit môle bétonné où un robinet précaire nous permettait de faire le plein d’eau aux prix de multiples allers-retours à la nage avec le youyou qui transportait les jerricans réservés à l’alimentaire. Quelle surprise, quelle déception : Je ne reconnaissais rien !

J’ai depuis compris que ces images et ces sensations furtives n’ont rien de réelles. Elles n’appartiennent pas d’avantage au présent qu’au passé où nous croyons les faire vivre, paréidolies capricieuses et changeantes qui ne sont le fruit que de notre imagination. On se croit alors le narrateur de À la recherche du temps perdu qui prend conscience, au soir de sa vie, de la subjectivité du récit qu’il entreprend d’écrire qui pourtant retrace sa propre existence.

Qu’en sera-t-il des traces de mon ermitage ibérique quand ses acteurs auront disparu ? Est-ce là la raison de l’impérieuse nécessité de faire revivre un peu de ces moments essentiels, presque intimes, propices aux histoires anciennes, anecdotes qui s’échelonnent depuis la fin des années 1930 jusqu’au seuil de la pandémie de Covid 19 ? Ecrire c’est se souvenir. La narration se crée, plurielle mais unique, miroir des témoignages qui la font connaître. Il faudrait noircir les pages d’un carnet Moleskine, noter chaque fait, chaque événement, chaque bon mot et s’en aller tout raconter, discret larcin bientôt dévoilé.

J’aurais alors tant à confesser ou à dépeindre ! Le couloir trop long de la rue Pérignon dont le nom prédisposait surement ma mère à aimer le vin de Champagne, les chroniques de guerre de mon père vues de ses yeux d’enfant ignoré à Escaudœuvres, l’arrestation sur dénonciation de mon grand-père par la Gestapo, le séjour de mon autre grand père dans une cave située à cotée de la Kommandantur à Avignon. Monde onirique et imaginaire où je cohabite avec mes héros de gamin qui ne souhaite pas grandir. Ils sont nombreux à hanter mes contemplations, portraits d’une galerie infinie où se mêleraient tour à tour Charles Quint à cheval à Mühlberg – croisé sans le savoir au musée du Prado – , Maximilien de Robespierre la tête sur les épaules le 27 juillet 1794, Raoul Dufy furieux que ses croquis de 14-18 aient brûlé parce que la seconde femme de mon arrière grand père avait mauvais goût, Louis Dupont fondateur de la banque éponyme qui épousa mon arrière arrière arrière grand mère, des pilotes anglais réchappés qui retournaient en Grande Bretagne au crépuscule empêchant mon père de jouer au fond de l’immense parc de l’Alouette. Et tutti quanti !

La tempête passée, je retournerai à Isla Canela arpenter les areg qui serpentent entre baille et marais. Le soleil se couchera derrière les collines fauves de l’Algarve jetant ses derniers rayons sur le phare de Vila Real de Santo António , je regarderai étonné mon ombre filer vers la ville blanche espérant croiser un jour à l’entrée du Guadalquivir.



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